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Messager 389 - 2011/2012

Compte rendu - première soirée AMP: Société Hellénique

10 mars 2012
10 March 2012

Compte rendu de la 1ère soirée AMP
organisée par la Société Hellénique de la NLS à Athènes

le mercredi 22 février 2012

Invité : Yannis Stavrakakis

Le mercredi 22 février a été organisée à Athènes par la Société Hellénique de la NLS, dans la Salle «Logos» de la Galerie du Livre, sous le titre Κρίσις(Crise), la première des soirées consacrées au thème du VIIIe Congrès de l’AMP qui se tiendra à Buenos-Aires du 23 au 27 avril prochain: «L’ordre symbolique au XXIe siècle, quelles conséquences pour la cure ?».

L’invité de la soirée, Yannis Stavrakakis, professeur suppléant au Département de Sciences politiques de l’Université Aristote de Thessalonique, aborde et analyse les objets de sa recherche — théorie de la politique contemporaine, analyse de l’idéologie et du discours politique — en intégrant à ses instruments de travail concepts et thèses issus de la psychanalyse et, en particulier, de l’élaboration lacanienne. Il a publié un grand nombre d’articles et il est également l’auteur de plusieurs livres, parmi lesquels La Psychanalyse et la gauche, Lacan et le politique, Le Politique dans l’art contemporain.

En guise d’introduction, le président de la Société Hellénique, Epaminondas Théodoridis, a souligné qu’un trait caractéristique de notre époque, époque du « capitalisme post-moderne », est ce que Lacan avait dès 1970 formulé comme montée au zénith social de l’objet a, au détriment des idéaux et des signifiants-maîtres qui structuraient et réglaient la société et le sujet. Le sujet moderne est « déboussolé ». Les communautés se créent désormais à partir de différents modes de jouir, jouissance de l’Un tout seul, d’où le style addictif de notre civilisation.

Il a ensuite rappelé la formule utilisée par Jacques-Alain Miller en 2008 : «La psychanalyse est amie de la crise». Un sujet entre en analyse à un moment critique de sa vie correspondant à une crise. En effet, nous avons crise lorsque le langage, les mots, les rituels quotidiens, lorsque tout cet appareil symbolique s’avère brusquement insuffisant pour tempérer un réel déchaîné et indomptable.

À notre époque, cependant, la crise ne se cantonne pas au niveau individuel, conclut E. Théodoridis, mais, comme l’a relevé Yannis Stavrakakis en ouverture de sa conférence, se présente tout autant comme crise de l’ordre symbolique que comme crise économique, mettant également au défi chercheurs politiques et psychanalystes d’en retracer et d’en cerner les coordonnées.

La crise actuelle, selon Y. S., ne se réduit pas au domaine financier, mais bouleverse en premier lieu l’économie biopolitique de la reproduction de types subjectifs, de travailleurs et de consommateurs, et constitue le symptôme d’une conversion éthique et culturelle opérée après la deuxième guerre mondiale. Todd McGowan, chercheur américain qui s’est particulièrement intéressé à l’œuvre de Lacan, considère qu’il s’agit du passage d’une «société de l’interdiction» — caractérisant les sociétés traditionnelles, mais aussi l’esprit du capitalisme à ses commencements, dominés par l’éthique du travail et le sacrifice de la jouissance au nom du devoir de l’épargne et de l’accumulation — à une «société de la jouissance imposée» dans laquelle le devoir social fondamental consiste en une jouissance toujours accrue.

La crise actuelle, poursuit Y.S., est la crise de ce modèle et de la significantisation qui le traverse. Cette société, en fait, ne libère pas le désir, ou alors seulement de façon momentanée, ni n’en permet la pleine satisfaction, ainsi que nous le promet le discours publicitaire. En réalité, sa reproduction se fonde sur l’appel au devoir, au suprême «devoir de jouir».

Lacan, comme l’a montré Y. S., fut l’un des premiers à corréler cet appel à jouir à la fonction de contrôle du surmoi. Le surmoi est l’impératif de jouissance, comme on peut le lire dans Encore. Ainsi, qui ne jouit pas se sent coupable et préfère se surendetter plutôt que de subir une forme de dévaluation sociale.

Comme l’a souligné notre invité, l’éthos de la jouissance imposée n’apparaît pas pour la première fois dans la modernité tardive ; on peut en retracer la généalogie en remontant jusqu’à la «société de cour» du Moyen-Âge. L’aristocratie curiale s’identifie dans notre imaginaire à des fêtes somptuaires et à ce qui a été appelé une «consommation ostentatoire » . Mais ce que peu savent est que ce comportement obéissait à une éthique de l’obligation fort contraignante, dont l’omission pouvait entraîner la ruine de la maison aristocratique . En adoptant l’ascétisme laïcisé de l’interdiction, la société bourgeoise des premiers temps commence par la refuser, puis, peu à peu, réintègre nombre de ses éléments . Des couches citadines aisées adoptent des comportements de consommation ostentatoire, lesquels peu à peu se transmettent aux classes sociales plus populaires.

Cette démocratisation de la consommation ostentatoire constitue le mode par lequel le système hégémonique a intégré la dynamique des luttes et des revendications du monde du travail d’une façon qui a permis de renouveler, au lieu de saper, la reproduction du système.

Après Mai 68, précise Y. S., nous passons du modèle de l’interdiction à un modèle fondé sur la prescription, lequel, toutefois, rencontre avec la crise actuelle ses limites et semble ramener le centre de gravité vers la valeur de l’interdiction. Mais, ces deux modèles constituent les deux versants de la même monnaie, et forment, si l’on examine la question de façon diachronique, un balancier aux forces contraires garantissant la reproduction du capitalisme: pour ceux qui épargnent, investissent et produisent, il est nécessaire que d’autres, en plus grand nombre, consomment.

Or pouvons-nous, se demande Y. S., échapper à cette bipolarité dans laquelle se trouvent enfermés le champ de la subjectivité et les relations entre États?

Dans le fond, comme l’observe McGowan, l’esprit de l’interdiction et de la loi tout comme celui de la jouissance imposée demeurent liés à un fantasme de jouissance absolue. Dans le premier cas, ce fantasme est soutenu par la dialectique de son refus, et, dans le second cas, par son imposition surmoïque. Ces deux modèles se relayent dans la diachronie et coexistent dans la synchronie. Seule l’articulation d’une autre jouissance embrassant le partiel, traversant le fantasme de la plénitude et opérant la transsubstantiation de la loi serait à même de rompre ce cercle vicieux. Seul un procès de deuil, conclut Y. S., permettrait une authentique réception de ce caractère partiel de la jouissance, de notre échec constitutif à réaliser ce fantasme.

A l’appoint de l’allocution, Réginald Blanchet a souligné que ce qui se trouverait en somme en crise aujourd’hui serait le sujet du capitalisme, le sujet de la société de consommation. Ce sujet, essentiellement, ne ferait que consommer l’impératif de jouissance, autrement dit le S1, le signifiant-maître. Il jouirait ainsi, au nom de l’Autre, de la jouissance de l’Autre, soit du surmoi. Jusqu’à aujourd’hui on pouvait dire qu’il existait un équilibre entre cet impératif et la récupération de jouissance sous forme de plus-de-jouir. La crise actuelle, dans son versant subjectif, tiendrait à la fois au dévoilement de l’injonction de l’Autre à jouir comme telle, et de la récupération désormais contrariée pour tout un chacun du plus-de-jouir.

La réponse à ce dérèglement de l’économie de la jouissance, a-t-il conclu, appellerait le retour dans le lien social de la dimension du désir qui, sous l’empire de la jouissance à tout prix, était devenu démodé. Le désir, telle serait l’idée neuve qui pourrait être le facteur des changements à promouvoir dans l’économie de la subjectivité de la post-modernité. Le discours psychanalytique est donc concerné. Il peut contribuer beaucoup à faire prévaloir une éthique du désir qui ne méconnaîtrait pas le caractère impossible de la jouissance.

Par la suite, Y. S. a débattu avec le public tandis que le président de la Société conviait l’auditoire à la prochaine soirée qui sera organisée autour du thème du Congrès.

Rédigé par Anna Pigkou (membre de la SH et de la NLS) et traduit en français par Dimitris Alexakis

  • VEBLEN, Thorstein, Conspicuous Consumption, London: Penguin 2005.
  • ELIAS, Norbert, La Société de cour, Champs Flammarion, préface de Roger CHARTIER, 1985 (rééd.).
  • SOMBART, Werner,Luxus und Kapitalismus, München: Duncker & Humblot, 1922, traduction anglaise: Luxury and capitalism, Ann Arbor: University of Michigan Press.