Théorie de Turin sur le sujet de l’École

Jacques-Alain Miller

Intervention au 1er Congrès scientifique de la Scuola lacaniana di Psicoanalisi (en formation), le 21 mai 2000, dont le thème était « Les pathologies des lois et des normes »

J’entends faire trois choses au cours de cette intervention : contribuer à la réflexion de la Scuola sur le thème de notre premier « Congrès scientifique » ; proposer le thème du second Congrès, dont nous avons décidé hier au soir qu’il aurait lieu l’an prochain à Rome; enfin, faire avancer le mouvement de l’École en formation vers sa création — sa création par l’AMP.

Ces trois tâches semblent disparates. Il n’en est rien. Un seul et même mouvement les parcourt et s’y distribue. Une École en formation est une unité dynamique ; toutes les actions concourent au progrès du processus collectif qui conduit à sa création ; le Congrès est lui-même un moment de ce processus.

La fondation effective d’une École lacanienne en Italie n’est pas une affaire bureaucratique destinée à être réglée par un petit nombre réuni à l’écart, un conciliabule des chefs. Elle entre dans un processus de formation dont le concept même comporte qu’il se déroule à « ciel ouvert » parce qu’il doit être subjectivé par une communauté qui ne peut se constituer que dans le mouvement même de cette subjectivation.

L’École n’advient pas seulement à la fin du processus. L’École advient à la fin sous la forme objectivée d’un nouveau sujet de droit, une association sans but lucratif réglée par ses statuts et par le Code civil. Mais l’École advient bien avant et se poursuit bien après sous d’autres formes. Elle advient tout au long du processus de sa fondation sous la forme d’« Actes d’École », et sa création effective comme communauté se poursuit bien au-delà de sa fondation légale.

La Scuola italiana n’existe pas encore du point de vue légal. Du point de vue subjectif, elle existe bel et bien, et nous nous réunissons sous son signifiant. Quel est le statut de l’École avant qu’elle ne soit un sujet de droit ? Elle est prise dans un désir, elle advient sous la forme de désir avant d’advenir sous la forme de sujet de droit. C’est ce qu’il s’agit de cerner. Elle n’existe pas seulement sous la forme d’un désir vague ou abstrait, elle existe déjà sous la forme d’événements d’École, à savoir des Conversations, des Assemblées, des Congrès comme celui-ci, des publications, la création de multiples entités de transmission et de recherche, l’articulation nouvelle donnée à des entités déjà existantes. Et il y a aussi des actes d’École, dont le plus important est celui de scander le temps logique de la communauté en devenir.

Pour scander le temps logique de l’École, il convient de repérer à chaque moment sa position exacte dans le processus de sa formation, par rapport aux coordonnées fondamentales qui la déterminent. Cela paraît abstrait, il n’en est rien. Ce repérage, nous l’avons fait hier soir dans la Conversation et au cours de l’Assemblée. C’est aussi bien ce que je veux poursuivre maintenant.

Je vous communiquerai aujourd’hui une théorie de l’École. Je ne l’ai encore jamais exposée. L’instant du regard, je l’ai eu hier, le moment de conclure s’est produit ce matin au réveil, et j’ai achevé la rédaction de ces notes voici une heure, avant de me rendre à l’exposition sur la Comtesse de Castiglione. Si le rêve de la nuit supporte l’épreuve de vous être exposé, je publierai cet exposé comme ma « Théorie de Turin » — ma « Théorie de Turin sur le sujet de l’École ».

Savoir où l’École en est, repérer sa position, ne relève pas d’une pratique contemplative, ne consiste pas à observer des faits objectifs. En effet, le savoir dont je parle est communiqué à la communauté de l’École en formation, et donc par là contribue à la constitution même de cette communauté qui prendra par la suite la forme d’une entité légale. La communication de ce savoir, comme la production d’Actes d’École, a pour effet de modifier le sujet en cours de réalisation. Cette propriété permet de la qualifier d’interprétation. La vie d’une École est à interpréter. Elle est interprétable. Elle est interprétable analytiquement. Voilà la thèse que je veux défendre. Cela a été encore peu compris.

Je dis cela d’un air méchant [rires]. Je ne suis fâché contre personne, sinon contre moi-même. Cela a été peu compris d’abord par moi-même. J’ai tourné autour de cette thèse, maintenant je la pose.

Il a été peu compris ce qu’est une « logique collective », terme de Lacan que Éric Laurent avait été le premier, il y a quelques années, à remettre en circulation dans notre usage. Pourtant, que nous dit Freud dans son écrit de la Massenpsychologie ? Lacan, qui voulait traduire ce titre par « Psychologie des groupes et analyse du moi », en résume le contenu d’une phrase : « Le collectif n’est rien — le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Que démontre Freud ?

  1. L’expérience analytique est une expérience collective à deux ; la psychanalyse n’est pas confinée au cabinet du psychanalyste, elle permet de saisir le ressort de la psychologie des groupes, des formations collectives.
  2. Les fonctions et les phénomènes mis en évidence au niveau du collectif sont les mêmes que les fonctions qui se révèlent et les phénomènes qui se déploient dans la cure. Ce sont, dans les termes de Freud, la fonction du moi, celle de l’Idéal du moi, le phénomène de l’identification. Je résume, j’indique une direction.
  3. Il s’ensuit une nouvelle définition du collectif : le collectif est fait d’une multiplicité d’individus prenant le même objet comme Idéal du moi. Le même Idéal du moi est mis en position de dénominateur commun de plusieurs mois individuels. Freud trace à ce propos un schéma reproduit à plusieurs reprises par Lacan dans son Séminaire.
  4. Le collectif, les formations collectives, les groupes, une École aussi bien, s’analysent comme une multiplicité de relations individuelles au Un de l’Idéal du moi. Du point de vue freudien, l’être du collectif n’est qu’une relation individuelle multipliée.
  5. L’émergence de phénomènes de masse, tels ceux de la foule auxquels Freud se réfère à partir de Gustave Le Bon, suppose un nombre considérable, le rassemblement d’un nombre considérable de personnes placées dans une situation identique. Mais cette évidence voile plutôt qu’elle ne manifeste la structure de ces phénomènes, la fait méconnaître. Des disciplines s’établissent au niveau des phénomènes de masse en tant que tels ; du point de vue de la psychanalyse, la structure du collectif est constituée au niveau du rapport du sujet à l’Idéal.
  6. Freud procède ainsi à une analyse du collectif. C’est une analyse au sens où il divise le collectif en une multiplicité de rapports singuliers.

Ceci est freudien. Ceci est lu par Lacan dans le texte freudien. L’individuel n’est pas le subjectif. Le sujet n’est pas l’individu, n’est pas au niveau de l’individu. Ce qui est individuel, c’est un corps, c’est un moi. L’effet-sujet qui s’y produit, et qui en dérange les fonctions, est articulé à l’Autre, le grand. C’est ce que l’on appelle le collectif ou le social.

C’est ainsi que, au sens de Lacan, le transfert n’est nullement un phénomène individuel. Un transfert de masse, comme il se voit tous les jours, est parfaitement concevable : c’est un transfert multiplié, causé pour un grand nombre de sujets par le même objet supporté du même sujet supposé savoir, qui se manifeste par des sentiments négatifs aussi bien que positifs, et qui est constitutif d’un groupe.

Si cela est acquis, qui est le b-a-ba, passons à la pratique de l’École.

La place de l’Idéal, dans un groupe, est une place d’énonciation. De là, deux modes d’énonciation distincts sont concevables, praticables. Je simplifie pour les besoins de la cause.

Il y a un discours émis de la place de l’Idéal qui consiste à opposer Nous à Eux. La différence entre amis et ennemis est tenue par Carl Schmitt, qui en savait quelque chose, pour le fondement même de l’entité politique. De la place de l’Idéal, tout discours qui s’établit sur l’opposition amis/ennemis, qui la bétonne, intensifie par là même l’aliénation subjective à l’Idéal.

Un discours inverse peut s’émettre de la place de l’Idéal, qui consiste à énoncer des interprétations. Interpréter le groupe, c’est le dissocier et renvoyer chacun des membres de la communauté à sa solitude, à la solitude de son rapport à l’Idéal. Le premier discours est un discours massifiant qui repose sur la suggestion, et, à vrai dire, il reste toujours un quantum de suggestion inéliminable. Le second discours est interprétatif et démassifiant. C’est une analyse de la suggestion de groupe.

Passons à la pratique, ai-je dit. Voyons ce que dit Lacan au moment de fonder son École en 1964, cette École freudienne de Paris dont procède la nôtre, l’École italienne en formation.

Comment Lacan s’avance-t-il en tant que fondateur d’une formation collective ? Au moment même où il fait de son discours émerger l’École, l’École fiction de langage, la fait naître de son discours en s’adressant à elle pour la première fois, il s’avance, dit-il, « aussi seul que je l’ai toujours été dans ma relation à la cause analytique ».

Autrement dit, il s’avance dans la solitude d’un sujet qui a rapport à une cause à défendre et à promouvoir. Il s’avance et se présente non pas comme un sujet qui se propose lui-même comme Idéal, mai, comme un sujet qui a rapport à un Idéal, comme les autres qu’il invite à le rejoindre dans son École.

Ce n’est pas une annulation de l’Idéal. Il n’y a pas d’annulation de l’Idéal dans l’École. S’il y avait une annulation de la fonction de l’idéal, il n’y aurait pas de communauté d’École. Il n’y a pas de zéro de l’idéal, mais il y a ceci, que Lacan renvoie chacun à sa solitude de sujet, au rapport que chacun entretient avec le signifiant-maître de l’Idéal sous lequel il se place. Dans le moment même où Lacan institue une formation collective, ses premiers mots sont pour dissocier, et mettre en avant la solitude subjective, parce qu’il s’agit avec l’École freudienne de Paris d’une formation collective qui ne prétend pas faire disparaître la solitude subjective, mais qui au contraire se fonde sur elle, la manifeste, la révèle. C’est le paradoxe de l’École.

Le premier mot que Lacan adresse à son École au moment de s’associer des compagnons, est une interprétation. Elle est faite pour dissocier le sujet et le signifiant-maître, et par là même le sujet et la jouissance que comporte son rapport an signifiant-maître.

On admettra sans doute la validité de la pratique d’interprétation au niveau du groupe, maintenant que j’ai fait voir que c’était la pratique de Lacan, et l’on s’apercevra qu’elle fut constante. Épingler l’IPA du signifiant SAMCDA, « Société d’assistance mutuelle contre le discours analytique », resté inoubliable pour les post-lacaniens qui la peuplent désormais, qu’était-ce d’autre que l’interpréter ? Quand Lacan rapportait la structure même de l’IPA, et sa dérive, au désir de Freud, qu’était-ce d’autre qu’interpréter ? Etc.

On admettra cette dimension de la pratique d’interprétation, mais on doutera que l’on puisse en fonder une communauté. L’interprétation est pourtant au principe de ce lien social qui s’appelle une analyse. L’École n’est rien d’autre que la tentative d’étendre l’application du principe à une formation collective plus ample. « Mais l’interprétation a toujours un effet désagrégatif. Si chacun est renvoyé à sa solitude, séparé du signifiant-maître, comment une communauté se soutiendrait-elle? » C’est le paradoxe de l’École, et son pari — qui suppose en effet qu’une communauté est possible entre des sujets qui savent la nature des semblants, et dont l’Idéal, le même pour tous, n’est pas autre chose qu’une cause par chacun expérimentée au niveau de sa solitude subjective, comme un choix subjectif propre, un choix aliénant, voire forcé, et impliquant une perte.

Ce que Lacan appelle une École est une formation collective dont, en principe, chacun des membres sait cela. Il ne le sait pas sous la forme que je vous ai développée, puisque je ne la développe que d’aujourd’hui, mais il en sait quelque chose dans la mesure où il est analysé, où il s’analyse, où, conceptuellement, il a saisi ce qu’enseigne une analyse, à savoir que chacun est seul — seul avec l’Autre du signifiant, seul avec son fantasme, dont “un pied est dans l’Autre”, seul avec sa jouissance, extime. L’École est une formation collective où la vraie nature du collectif est sue. Ce n’est pas une collectivité sans Idéal, mais une collectivité qui sait ce que c’est que l’Idéal et ce que c’est que la solitude subjective. L’École est une addition de solitudes subjectives, et c’est le sens de notre formule un par un. Si je peux détourner à mon usage le titre d’un ouvrage américain de sociologie qui eut son heure de gloire, en le croisant avec celui d’un roman célèbre de Carson Mc Cullers, je dirai : The School is a Lonely Crowd.

L’addition des solitudes suppose l’un-en-plus. Est-ce quelqu’Un ? C’est d’abord la Cause freudienne, selon la formule que nous devons à Lacan. Freud lui-même, et ses élèves, parlaient de la cause. La Cause freudienne est un signifiant pur qui essaye de nommer le rapport que Freud avait à cet Idéal qu’il appelait la Cause, et qu’il avait fait partager à ses élèves.

On prête au roi Henri IV cette phrase dite dans la bataille : « Ralliez-vous à mon panache blanc. » Le nom propre de Lacan est devenu un panache de ralliement. Lacan devint le symbole, le signifiant-maître, le signifiant vivant d’un rapport nouveau à la psychanalyse, de telle sorte que des énoncés comme « Je suis avec Lacan » ou « Je ne suis pas avec Lacan », « Je suis contre Lacan », « Je hais Lacan », servirent à nombre de sujets de repères pour situer leur position dans la psychanalyse, et exprimèrent des forces réelles agissantes dans la psychanalyse. « Je ne l’ai pas voulu », dit Lacan, « je ne l’ai voulu qu’à avoir laissé passer ces forces ». Disons que ce fut pour lui un choix, mais forcé, comme sont les vrais choix. Il devint son propre panache. Cela, peut-on le vouloir ? C’est bien plutôt un malheur, une déveine, un coup du sort, un destin : ou on se laisse écraser ou on tient le coup.

Ce ne sont pas seulement des signifiants idéaux qui sont en jeu. C’est aussi le rapport de Freud-sujet à l’objet-cause, le désir inédit qu’il a su inspirer à d’autres sujets, et qui a fait l’objet d’une transmission. C’est aussi le fantasme de Freud, sa jouissance. Le désir de Freud, comme tout désir, ne se soutient que d’un fantasme, ce n’est pas un désir pur. « La cause freudienne » est un signifiant idéal, susceptible d’être mis en dénominateur commun par une communauté, mais il n’en était pas moins enraciné dans la solitude de Freud, son auto-érotisme.

Le décalage qu’il y a entre la cause du désir de Freud et la cause freudienne en tant que telle, Lacan l’a interprété, décanté, formalisé. Il a logifié le désir de Freud pour le séparer de sa particularité, le déraciner du fantasme paternel, en dégager la forme dite du désir de l’analyste.

Ce désir n’est pas pour autant un désir pur. C’est le désir de séparer le sujet des signifiants-maîtres qui le collectivisent, d’isoler sa différence absolue, de cerner la solitude subjective, et aussi l’objet plus-de-jouir qui se soutient de ce vide et le comble à la fois. Ceci est le désir de Lacan. L’École en procède.

Du désir de Freud a procédé une communauté qui a pris la forme d’une Société, la Société analytique, dont le soubassement est la horde sauvage décrite dans « Totem et Tabou ». Celle-ci est liée à un père qui est un signifiant vivant, d’où, après sa mort, la constitution d’un syndicat fraternel, d’une élite des frères, une mafia en somme, autour de son tombeau. C’est que tout indique que le désir de Freud a été retenu dans la logique œdipienne, où l’existence d’un universel se soutient de son antinomie avec l’Un-qui-n’est-pas-comme-tous-les-autres. De ce fait, le rapport que la femme entretient à son désir lui est resté opaque.

Le désir de Lacan a porté au-delà de l’Œdipe, et de lui procède, non pas une société analytique, mais une École. Dans une École, il n’y a pas, du moins en principe, une exception une, une exception solitaire et antinomique à l’ensemble comme le veut la formule œdipienne. Il n’y a pas une exception, mais un ensemble, ou plutôt une série d’exceptions, de solitudes incomparables les unes aux autres, sinon que toutes sont des solitudes structurées comme des solitudes, je veux dire comme des sujets barrés, arrimés à des signifiants-maîtres, et habités par l’extimité d’un plus-de-jouir particulier à chacun. Dans le cadre de l’École, ces solitudes sont chacune traitées comme des exceptions, et elles sont non-syndicalisables.

En ce sens, l’École est un ensemble logiquement inconsistant. C’est un ensemble de Russell, celui des catalogues qui ne se contiennent pas eux-mêmes, un ensemble sans universel, « hors d’Univers », où ne vaut pas le « pour tout x ». Il est pas-tout, ce qui ne veut pas dire qu’il serait incomplet, qu’il lui en manquerait toujours un bout, comme on le comprend d’habitude. Il est pas-tout au sens où il est logiquement inconsistant, et se présente sous la forme d’une série à laquelle fait défaut une loi de formation. C’est aussi bien la raison de structure qui fait que le mouvement lacanien se présente sous une forme essentiellement dispersée ; l’AMP n’est elle-même qu’une-entre-autres.

Il n’y a pas de tout de l’École. L’École est par excellence un ensemble anti-totalitaire, régi par la fonction qu’Éric Laurent rappelait hier, du S de grand A barré. Il s’ensuit que, paradoxalement, l’énoncé seul capable de collectiviser l’École, est celui qui l’affirme n’être pas-toute. Il s’ensuit encore qu’instituer une École, constituer les solitudes en communauté d’École, n’est rien d’autre que de la subjectiver.

Que veut dire « subjectiver l’École » ?

Dans un premier sens, cela veut dire : pour chacun, un par un, adopter l’École comme un signifiant idéal. Mais cela implique que chacun mesure le décalage entre la cause particulière de son désir et la cause freudienne comme signifiant idéal. Cela veut dire répéter, mais pour son propre compte, l’interprétation de Lacan, non pas l’imiter.

Deuxièmement, subjectiver l’École veut dire pour chacun : être membre de l’École dans la solitude de son rapport à l’École.

Mais troisièmement, constituer cette communauté une n’est pas autre chose que de faire de l’École elle-même un sujet, un sujet barré.

Voici la thèse que je pose à Turin : l’École est sujet. C’est à cette condition seulement qu’une École mérite son nom, qu’elle en vaut la peine. Elle ne vaut pas la peine comme un agrégat de statuts, de biens, d’assemblées — qu’il faut aussi, bien entendu. Une École ne mérite qu’on la fonde, que l’on s’y agrège, qu’à la condition qu’elle soit un sujet de plein exercice.

Que veut dire « l’École est un sujet » ?

Un sujet n’est pas une substance collective. « Mange-moi », « Ceci est ma chair, ceci est mon sang », Un seul a pu dire cela, et ce n’était pas un sujet, mais un Dieu. On devrait savoir ce que c’est qu’un sujet, quand on a lu Lacan. Encore faut-il en assimiler le concept. Jusqu’à cet après-midi, j’ai reculé à dire: « l’École est un sujet ».

J’ai commencé à le dire, mais timidement, en le cachant au détour de mes phrases, pour voir si on allait me jeter des pierres, et si j’arriverais à m’habituer à le dire, à le penser. Je l’énonce aujourd’hui : l’École est un sujet.

Ce sujet est déterminé par les signifiants dont il est l’effet, car c’est cela qui définit un sujet, rien d’autre. C’est pour cette raison que l’acte de poser les signifiants qui déterminent l’École est un acte de responsabilité absolue, car c’est un acte d’interprétation, opérant sur le sujet par le biais de la parole. C’est aussi pourquoi Lacan pensait que l’École avait besoin d’analystes, d’Analystes de l’École, d’analystes capables d’analyser l’École comme sujet. L’École a besoin de statuts légaux, peut-être, sans doute, mais il lui faut surtout des interprétations d’elle-même comme sujet.

Quand j’en étais encore à approcher le thème de l’École comme sujet, au mois de mars dernier, j’avais fait remarquer que Lacan avait mis sur la couverture de la revue de son École, Scilicet, la phrase suivante : « Tu peux savoir ce qu’en pense l’École freudienne de Paris », et qu’il prenait donc son École comme un sujet de pensée. Cela veut dire que c’est l’École qui pense à travers ses membres. Remarquez bien que la revue de Lacan était faite, non de travaux collectifs, mais de contributions individuelles, et c’est cet ensemble de contributions, rassemblées une par une, qu’il présentait au public en disant : « Voici ce qu’en pense l’École. »

Ici, il faut être hégélien, comme Lacan l’était lui-même, comme tout être raisonnable l’est, jusqu’à un certain point. L’École est un moment de l’Esprit objectif de la psychanalyse. Si vous n’y croyez pas, si l’hypothèse ne vous intéresse pas, n’entrez pas dans une École, vous n’en avez que faire. Lacan, au moment où il invitait son École à se prononcer par un vote sur sa « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », écrivait qu’il fallait bien supposer que l’esprit de la psychanalyse soufflait parmi les membres de cette Assemblée.

Si l’on doit faire un jour une École en Italie, si l’École est déjà à l’œuvre parmi nous, il faut bien supposer que l’esprit de la psychanalyse est là lui aussi. On voudrait que ce soit mieux, plus brillant, plus éclatant, sensationnel, mais enfin, si le Fils de l’Homme est né dans une étable, l’esprit de la psychanalyse peut bien souffler à Turin cet après-midi.

L’esprit ? Dans la psychanalyse, c’est le Witz. Parler de l’esprit de la psychanalyse est un mot d’esprit. L’esprit de la psychanalyse n’est pas autre chose que le sujet supposé savoir et il s’agit d’instituer le lieu d’où il s’inscrit comme effet. Il s’agit que la détermination signifiante de l’École, ses agencements symboliques complexes, ses statuts, ses publications, aient pour effet d’instituer l’École comme sujet supposé savoir. C’est ce sujet même que nous interrogeons et instituons à la fois quand nous faisons voter une Assemblée et que nous recueillons comme un oracle sa réponse, formée du choix secret de chacun. Sans fouiller les entrailles des bêtes, mais en demandant à chacun de mettre quelques symboles sur un papier que l’on glissera dans une boîte. La réponse institue l’École comme sujet. La démocratie directe n’est pas une pratique anarchiste — dans les faits, il y a toujours chez les anarchistes un chef de la horde qui est bien là, et il faut marcher droit — la démocratie directe est le dispositif signifiant nécessaire à subjectiver l’École pour en faire un sujet supposé savoir, tissé de nos solitudes, et qui pense et qui répond.

L’École-sujet veut dire que l’École est une expérience inaugurale, au sens de l’expérience analytique. L’École est inaugurale dans la mesure où elle inaugure un nouveau sujet supposé savoir, et que son histoire est une suite de phénomènes subjectifs analysables.

Dans une École, tout est d’ordre analytique. C’est un axiome, et c’est la condition pour qu’une École soit intéressante. Comme je traîne mes bottes là-dedans depuis que je m’y suis trouvé aspiré, aspiré par l’aspirateur Lacan, je peux vous le dire : c’est aussi une vérité d’expérience. Baudelaire disait que chez Balzac, même les portières ont du génie. Dans l’École aussi,il n’est rien qui n’ait le génie psychanalytique, qui ne participe de l’esprit de la psychanalyse. Certes, ce peut être au titre de s’en défendre, de le refouler, de le nier.

On comprend la difficulté de donner à une École des statuts légaux, qui assurent l’interface de l’École avec l’État. Ce sont deux régimes logiquement distincts, la première répondant à la logique dite du pas-tout, le second à la logique universelle. Or, entre des sujets répondant à des logiques différentes, il n’y a pas de rapport, ni de dialogue possible. On se parle, mais ce n’est pas un dialogue, c’est un malentendu.

Je disais hier que l’École doit préserver son inconsistance comme son bien le plus précieux, son agalma. Elle est en cela une société secrète, invisible à l’État, comme l’analyste lui-même est inexistant aux yeux de la loi. Il ne s’agit pas d’une clandestinité recherchée, conspiratrice, mais de l’effet de la structure logique de son sujet supposé savoir. L’École est par elle-même la lettre volée, introuvable par la police, cette police qui, selon Hegel, fait toute l’essence de l’État. Certes, pour donner un lieu à l’émergence de son sujet supposé savoir, l’École constitue une association légale, mais elle ne lui est pas identique.

Cette association doit donc répondre à des lois, c’est-à-dire à des énoncés qui valent pour tout x. Massimo Recalcati parle fort bien de l’inhumanité de la loi dans son travail pour ce Congrès, page 136. La loi inhumaine est toute loi, la loi est inhumaine par structure puisqu’elle néglige le particulier, et s’il y a des juges, c’est pour l’humaniser.

Un collègue nous menace des foudres de la loi, nous rappelle que la loi vaut pour tous, qu’il n’y a pas d’exception pour les psychanalystes. Il voudrait que la loi vienne brider le surmoi du groupe analytique. Ne sait-il pas que la voix qui dit « pas d’exception pour les psychanalystes » est la voix même du surmoi?

Le surmoi, son excès, sa méchanceté, sont-ils donc de notre côté ? Ce collègue croit avoir détecté chez nous une volonté de lui faire du mal, de le léser, une volonté capricieuse, arbitraire, autoritaire, et il voudrait nous mettre sous le joug du Nom-du-Père pour nous civiliser, se protéger de nous. C’est pure logique de l’Œdipe : au désir capricieux de la mère d’où s’originerait le surmoi, opposer la loi qui vaut pour tous, l’effet pacifiant du Nom-du-Père. Mais chez nous, on interprète Kant par Sade, et on sait que le Nom-du-Père n’est qu’un masque du surmoi, que l’universel est au service de la volonté de jouissance. On l’apprend tout autant à se souvenir de qui inspire Kant, à savoir le paranoïaque génial, Jean-Jacques Rousseau : le beau fantasme de la volonté générale n’a pas attendu longtemps pour révéler une gourmandise, une férocité sans limite.

La religion ne se confond pas avec le droit, puisqu’elle connaît un au-delà de la loi, qui est l’amour, et qui met le sujet dans cette position que Manzetti nous rappelle comme étant celle d’Antigone, à la page 102 du recueil de ce Congrès. C’est la réponse d’Antigone que nous avons su faire hier soir. Qui se place au-delà de l’Œdipe, s’aperçoit, comme Lacan l’enseigne, que le Nom-du-Père et le surmoi sont les deux faces du même, que la loi comme universelle est structuralement inhumaine, que le « pour tout un chacun » est émis par le surmoi. La loi en tant que nul n’est censé l’ignorer, implique l’existence d’un sujet supposé tout savoir. Le sujet du droit comme sujet du tout savoir, disparaît comme sujet barré, devient impersonnel, devient le « on » du surmoi. Celui qui rêve de nous contraindre par la loi, ne parvient pas à dissimuler la joie mauvaise qui est la sienne à l’idée de réduire le sujet supposé savoir de l’École en formation par les moyens du droit. Ce qu’il y a de loi dans l’inconscient, et qui fonctionne au nom du Père alors qu’elle est en vérité celle du surmoi, c’est la loi phallique : « pour tout x. x phallique ». Voilà pourquoi la femme est l’impensé de l’inconscient, et que l’on ne saurait penser la femme sans interpréter l’inconscient. La loi phallique détermine ce que Freud appelait l’horreur de la féminité.

La loi morale de Kant s’instaure de rejeter « le pathologique », c’est-à-dire le sentiment du plaisir et de la peine. C’est qu’elle ne veut connaître aucune particularité, aucune circonstance, aucun détail. Ce « ne pas vouloir connaître » n’est pas celui du refoulement, mais celui de la forclusion : il y a une paranoïa de la loi, une jouissance paranoïaque à parler en son nom, et c’est pourquoi il n’y a pas seulement la loi, mais des juges, qui sont les interprètes, les thérapeutes. Il y a aussi un sadisme de la loi, la loi fait souffrir, et c’est pourquoi il y a le juge pour l’humaniser.

Un monde sans juge, où la loi n’aurait pas d’interprète, où l’inhumanité universalisante de la loi s’appliquerait sans médiation au particulier, ne serait pas un monde de Kant, mais un monde de Kafka. Ceux qui ont entendu hier soir à l’Assemblée ordinaire Maurizzio Mazzotti, ont eu un aperçu de la stratification de la loi, soulignée à ce congrès par Éric Laurent, de son dédale, de son caractère labyrinthique, du nombre de stations à faire auprès de ses experts, qui sont d’accord, qui ne le sont pas. Pour le dire en un mot, impossible de réduire par le « pour tout x » l’impossible du rapport sexuel. La formule fulgurante de Focchi le résume à propos des États-Unis : « La loi devient un Kamasutra. »

Hier soir a été un grand moment. On a vu l’École en formation se refuser à l’affrontement que lui proposait B*, pour interpréter le discours de celui-ci. C’est celui d’un collègue qui, après avoir partagé avec nous les avatars d’une longue gestation qui s’étend sur plus de vingt ans, recule aujourd’hui devant l’instauration de l’École, de son nouveau sujet supposé savoir, et choisit de rester dans le règne du Père. Le débat est-il entre le salutaire « pour tout x » de la loi et le Un solitaire, le Un d’exception qui serait Jacques-Alain Miller ? Jacques-Alain Miller n’est pas solitaire, il est un au-moins-un qui donne le témoignage de sa différence, et qui ne ménage pas sa peine pour qu’il y en ait d’autres à le faire. Et c’est bien parce qu’il y en a d’autres qu’une École est possible. La place d’énonciation qu’occupe Jacques-Alain Miller ne comporte pas l’exclusivité ; elle comporte que d’autres l’occupent également, doivent l’occuper, l’occupent effectivement. Comme le dit Spinoza, « il fait partie de mon bonheur que d’autres comprennent ce que j’ai compris », de Lacan, de la psychanalyse, de l’École, et en particulier de l’éminence de cette place d’où l’École est interprétable, et où sont attendus ses analystes.

Nous avons vu hier soir émerger dans notre expérience d’École la fonction du temps logique. Le moment de conclure n’était pas venu, et Mazzotti, qui sut assumer pour nous « le pas en arrière » nécessaire à faire pour résister à la suggestion agressive induite par le discours de B*, mérite qu’un hommage lui soit ici rendu. Ne cherchons pas plus loin le thème de notre prochain Congrès: Le moment de conclure ».

C’est le titre de l’un des tout derniers séminaires de Lacan. Étudions le moment de conclure dans la séance et dans la cure, sa logique, la dialectique où il entre avec l’instant de voir et le temps pour comprendre, le rapport du temps logique et de la durée. Je ne peux mieux faire ici que de citer Focchi, quand il évoque le mode singulier que chacun a de répondre à l’inexistence du rapport sexuel : « On sait bien les suspensions, les accélérations, les surprises, les fugues, les atermoiements, les illuminations soudaines qui surviennent quand, dans l’expérience analytique, on suit les traces de cette singularité. » Voilà qui donne le la, marque le tempo, fait le programme de notre prochaine réunion dite scientifique.

Nous verrons si, dans le laps de temps qui nous en sépare, il se condensera un suffisant transfert de masse à l’École pour qu’une ultime urgence nous force enfin de déclarer instituée parmi nous la Scuola comme sujet supposé savoir.

Jacques-Alain Miller

Focchi Marco, « La loi est la même pour tous (ou presque) » in Les pathologies de la loi. Clinique psychanalytique de la loi et de la norme, p. 70.
Ibid., pp. 67-68.